Le don de Noël

Gaspard Robidoux, né le 25 décembre 1922, avait quitté sa ville natale, Mont-Laurier, pour s’établir à Val-d’Or durant l’été 1959. Un parcours de 300 kilomètres, assis quatre heures dans un vieux camion hoquetant et brinquebalant, à rouler sur une route graveleuse. Avec pour seul paysage les sapins et les épinettes blanches couvrant à perte de vue les 12 000 km2 du Parc Pierre-Gaultier de Varennes et de La Vérendrye.

Gaspard était forgeron; un emploi l’attendait à la mine Manitou qui produisait de l’or, de l’argent, du zinc et du cuivre. Son travail consisterait à réparer tous les équipements utilisés par les mineurs : perceuses, dynamiteurs, excavatrices, wagons, jusqu’aux pics et aux pelles. Son épouse, Émérencienne, savait que son mari était grand amateur de pêche. Ce qu’elle ignorait cependant, c’est qu’il avait choisi de vivre en Abitibi, amenant avec lui, femme et enfants, parce qu’il pourrait pêcher tout son soûl dans l’un des 4 000 lacs et rivières du parc. Chaque fin de semaine donc, avec ses amis mineurs, dont beaucoup venaient des Vieux pays, Gaspard partait explorer l’un d’eux. Et il possédait un don spécial : celui de repérer dans le sol l’endroit précis où se terraient les vers les plus longs et les plus gras qui soient. Appâts qui lui permettaient de ramener à la maison les plus belles prises : dorés jaunes, truites grises, touladis, brochets, ombles de fontaine, achigans à petite bouche, barbottes et même des esturgeons.

Léo, son septième fils, avant qu’Émérencienne ne mette au monde leur seule fille, Esméralda, grandit en possédant lui aussi un don, celui d’arrêter le sang. Il suffisait qu’il applique sa main sur une blessure. Et qu’il prononce une prière de son cru pour que le sang cesse de couler : « Grand Dieu du ciel et de la terre, Vous qui êtes le maître de l’univers, faites-moi la grâce de stopper en Votre nom le sang qui coule des plaies de mon frère Gérard, l’innocent, qui s’est embroché le cul et écorché les deux mains en sautant par-dessus une clôture de barbelés après qu’il eut encore visité la couche de Solange, la fille aînée de nos voisins. Que voulez-Vous mon Dieu, il est jeune, fringuant et Solange est sa promise. SANG, arrête-toi maintenant comme celui qui coulait dans les veines de Notre Seigneur s’est arrêté quand Il a été cloué et supplicié sur la croix pour sauver des énergumènes comme mon frère. Amen. »

En 1993, Léo épousa Léonie; leur fille Léonor naissait cinq ans plus tard. Très tôt, mais surtout à partir de l’adolescence, Léonor manifesta le don de lire dans les pensées des autres. D’abord, en décryptant leur langage corporel, en maîtrisant l’art de l’écoute, par intuition et en développant son empathie naturelle qui lui permettait de se rapprocher d’eux et de ressentir leurs émotions. Certains signes étaient particulièrement révélateurs. Un regard fuyant, des pupilles dilatées pouvaient trahir le mensonge ou la nervosité. Un sourire sincère, une véritable joie de vivre. Les bras croisés, une attitude défensive ou fermée. Lors de son premier rendez-vous avec un garçon, elle observa qu’elle pouvait lire dans les pensées du jeune homme sans recourir à ces techniques. Elle comprit tout de suite que les intentions de Morgan, un élève de sa classe, n’étaient pas nobles lorsqu’il se présenta à son domicile pour l’accompagner au bal des finissants du secondaire. Avant même qu’il n’ait dit un mot, elle le regarda avec dégoût, le gifla et lui claqua la porte au nez : « Dégage maudit cochon! » Malgré tout, Léonor ne chercha jamais à profiter de cet avantage, lire dans la tête des autres, don qu’elle pouvait exercer seulement s’ils entraient en contact avec elle. Elle se méfia longtemps des garçons, compléta des études supérieures et obtint son diplôme de maîtrise à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal.

Le 30 juin 2023, lasse de l’animation de la métropole, en particulier des tentatives de meurtre, des rues défoncées, des vols de vélo, des cônes orange et de la sècheresse de cœur de trop de ses résidents, elle quitta son logement de la rue Drolet et retourna vivre à Val-d’Or où on lui offrit, à l’automne, un poste de bibliothécaire à la Polyvalente Le Carrefour. Elle y rencontra Léon, le prof du programme Sport-études, concentration soccer. Lorsqu’il lui sourit, elle lut en lui et sut immédiatement qu’il serait l’homme de sa vie.

Le dimanche 24 décembre, en cette veille de Noël, Léon l’accompagna chez ses parents, Léo et Léonie. Où se trouvaient déjà ses oncles et sa tante Esméralda, leurs conjointes et conjoint, ses cousines et cousins et une trâlée d’enfants. Le sapin avait été coupé et décoré dans la journée. Le salon et les cadeaux sentaient la forêt. À 23 h 30, les adultes, sauf la maîtresse de maison, et les enfants de plus de sept ans vêtus de leurs plus beaux habits se dirigèrent vers l’église Saint-Sauveur assister à la messe de minuit. Dehors, le froid piquait les joues. Léonor colla son visage sur l’épaule de Léon pour se réchauffer; il la serra fort dans ses bras jusqu’à ce qu’elle craque un peu. Le lieu de culte était bondé de paroissiens; les retardataires durent rester debout. La cérémonie dura deux heures. Comme dans les années où Léonor était petite. Le prêtre, un Camerounais d’origine, un Abitibien d’adoption, fit les choses comme dans le temps et prononça une longue homélie. Où il fut question de charité chrétienne, d’entraide, de partage, de tempérance et de s’aimer les uns les autres. Vertus de moins en moins pratiquées de nos jours, pensa Léonor. La communion suivit et chaque fidèle mangea un peu du pain de Dieu. Sorte d’entrée peu calorique avant le copieux repas qui attendait les familles à la maison.

Gaspard, 101 ans, et Émérencienne, 98 ans, attendaient les convives bien calés dans leur fauteuil inclinable, des La-Z-Boy. Arrivée la dernière, Léonor les aperçut. Elle se débotta en vitesse et jeta son manteau sur le lit de ses parents où les enfants s’amusaient à grimper sur une montagne de vêtements. Elle se précipita vers ses grands-parents pour les embrasser. « Léonor, serpent noir, tu as le nez gelé », maugréa Gaspard. Puis elle s’adressa en riant à sa grand‑mère : « Mamie, je sais que Papi le grincheux avait le don de trouver des vers à pêcher et papa celui d’arrêter le sang mais toi, détenais-tu un super pouvoir dont tu n’as jamais parlé? » Encore vive pour son âge, Émérencienne lui répondit : « Non, ma belle Léonor, mais en cette époque où tout coûte cher, j’aimerais bien en posséder un : le pouvoir d’achat! »

Joyeux Noël à tous.